Comment investir en 2024, l’année du funambule

Von Sébastien Ruche

Cette année, les banques centrales devront continuer à ralentir l’économie pour abaisser
l’inflation, mais sans anéantir la croissance; 2024 sera aussi marquée par une multitude
d’élections, de Taïwan aux Etats-Unis

Alternance, leadership, dragon et funambule. Ce sont les quatre mots choisis pour résumer les enjeux de 2024 par les quatre spécialistes des investissements que Le Temps a conviés à sa traditionnelle table ronde de début d’année. Si le début de l’année est marqué par un très fort optimisme de la part des investisseurs, les défis restent nombreux: la Réserve fédérale américaine devra réussir un atterrissage en douceur, la Chine ne joue plus son rôle de moteur de l’économie mondiale et l’Allemagne reste un problème, avec des conséquences négatives pour les entreprises suisses.
Tour d’horizon pour bien commencer l’année

Quel mot caractérisera l’année 2024 selon vous, et pourquoi?

Sébastien Gyger, stratégiste financier à la Banque cantonale vaudoise (BCV): Alternance. Une alternance sur les aspects économiques tout d’abord, entre espoir de soft landing, qui est notre scénario central, et crainte d’atterrissage plus brutal, en particulier sur l’économie américaine. On garde à l’esprit le risque que les hausses de taux n’aient pas encore déployé tous leurs effets sur l’économie américaine. Alternance aussi en matière politique: la moitié de la population mondiale passe aux urnes en 2024, entre l’importante élection à Taïwan le 13 janvier et l’élection présidentielle américaine de novembre. Alternance enfin au niveau des taux d’intérêt. Les grandes banques centrales ont commencé à évoquer un pivot en 2024, avec la Réserve fédérale américaine qui pourrait commencer à baisser ses taux avant la Banque centrale européenne.

Nicolas Mougeot, responsable de la stratégie d’investissement et de la durabilité, Indosuez Wealth Management: Leadership. En matière politique, avec ces nombreuses élections, mais aussi sur les marchés, qui ont été poussés l’an dernier par les Magnificent Seven, ces sept grandes sociétés technologiques [Alphabet, Apple, Amazon, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla, ndlr]. Ce qui est assez intéressant, c’est que la diversification a relativement peu payé en 2023, ceux qui étaient bien placés ont pris toute la performance. Leadership sur les banques centrales, aussi: 2024 sera une année très importante en termes de communication pour les banques centrales, qui feront très attention à la manière dont elles communiqueront leurs messages.

Florian Marini, responsable des investissements et gérant de fonds chez Bruellan: Dragon, car c’est l’année du Dragon en Chine, ce qui est traditionnellement associé à beaucoup d’instabilité, de volatilité, d’opportunités et de défis économiques. Il faut ralentir l’économie suffisamment pour que l’inflation continue à baisser, mais sans étouffer la croissance et provoquer un atterrissage d’urgence. L’autre défi des banques centrales concerne le higher for longer [la perspective d’avoir des taux d’intérêt élevés pendant longtemps, ndlr]. Il ne faudra pas que ce soit trop haut, ni trop longtemps. Mais, heureusement, les récentes communications des banques centrales montrent que cette situation pourrait durer moins longtemps que prévu.

Alexandre Tavazzi, responsable de la recherche macroéconomique chez Pictet Wealth Management: Funambule. Les investisseurs vont devoir marcher sur une ligne très étroite entre soft landing et récession, entre les bénéfices des entreprises qui vont augmenter ou pas, entre des politiques monétaires qui pourraient être relâchées trop tôt ou pas, alors que le marché de l’emploi reste tendu. Autre élément important, l’effet de la remontée des taux sur le refinancement des entreprises. Les besoins seront accrus en 2024-2025, c’est ce qu’on appelle le mur de refinancement. Mais, souvent, les entreprises entament ce processus 12 à 18 mois avant l’échéance effective de leurs obligations. Les refinancements vont se faire à des taux d’intérêt sensiblement plus élevés que la dernière fois, ce qui aura un impact sur la situation financière des entreprises.

F. M.: L’année 2024 commence dans une atmosphère complètement différente par rapport à début 2023. Il y a un an, le pessimisme était de rigueur, alors qu’actuellement, on constate une certaine complaisance, surtout de la part des investisseurs. Mais les défis restent importants, avec la Russie qui va augmenter ses dépenses militaires de 70% face à une coalition qui a de la peine à être unie et à avoir un budget solide. Par ailleurs, une élection de Donald Trump en novembre poserait beaucoup d’interrogations et crée d’ici là beaucoup d’incertitudes.

Justement, comment expliquez-vous cet optimisme des investisseurs depuis le mois de novembre, qui a été très porteur
pour les marchés?

S. G.: Il faut se souvenir que le niveau de crainte et de pessimisme était critique fin octobre. Les taux américains à dix ans avaient dépassé la barre des 5%, les résultats d’entreprises avaient été plutôt moyens, et la guerre entre Hamas et Israël n’a pas aidé les investisseurs à reprendre confiance. Ensuite, on a eu la conjonction de plusieurs éléments. Les investisseurs se sont rendu compte qu’il n’y avait pas de régionalisation du conflit, et donc pas de crainte de contamination via le prix du pétrole et le taux à 10 ans américain. Finalement, les derniers discours de Jerome Powell ont conduit à la détente des taux. Cela a débouché sur un mois de novembre extraordinaire, et décembre a continué sur cette lancée.

N. M.: Les actions avaient aussi fortement baissé de juillet jusqu’à octobre, du fait de la hausse des taux. Puis la saison des résultats n’a pas été si mauvaise que cela. On s’attendait à une contraction des résultats mais, aux Etats-Unis, les bénéfices ont progressé de 4 à 5% au troisième trimestre, ou même de plus de 10% si l’on enlève les entreprises du secteur de l’énergie. Pour l’année prochaine, le défi des entreprises sera de conserver les marges qu’elles ont réussi à se construire sur ces deux ou trois dernières années, notamment en Europe. Les niveaux de marge sont historiquement élevés, même si on a moins de revenus. Mais on a des profits, des marges de profit qui sont plus élevées.

F. M.: Cela fait quelques trimestres qu’on dit que les marges vont s’éroder, mais cela ne se produit pas en réalité, car les entreprises ont réussi à passer l’inflation aux consommateurs. La diminution au niveau du volume a pu être compensée par le prix. Maintenant, la marge de manœuvre des entreprises va être plus limitée et elles ne pourront plus faire passer l’inflation comme auparavant. Avec l’érosion des marges qui en découle, une croissance bénéficiaire à deux chiffres nous paraît exclue. On atteindra peut-être 5%, ce qui est assez faible finalement. Mais tant que les taux sont à la baisse, c’est quelque chose qui soutient les marchés.

A. T.: La difficulté pour 2024 sera du côté de la croissance nominale de l’économie. Les entreprises devront effectuer des choix. Si elles décident de conserver leurs marges, où vont-elles économiser? Probablement pas en licenciant: après avoir passé des mois à chercher des collaborateurs, elles savent que si elles licencient, elles ne retrouveront pas de personnel ensuite. Reste alors des économies sur des investissements. Par ailleurs, contrairement à 2023, les entreprises ne bénéficieront plus cette année de la manne du tourisme et des services. Donc une progression des bénéfices de 10 à 11%, comme le prévoit le consensus, nous paraît beaucoup trop élevée par rapport à la réalité des entreprises.

Quelles sont vos prévisions de croissance pour 2024?
A. T.: Nous prévoyons 7% de croissance des bénéfices aux Etats-Unis et 4% en Europe. Pour le PIB, nous nous attendons en moyenne à 0,8% de croissance réelle aux Etats-Unis et à 0,6% en Europe. C’est donc un fort ralentissement aux Etats-Unis

N. M.: Nous sommes un peu au-dessus pour les Etats-Unis, à 1,3%. Jusque-là, la consommation américaine a été très résiliente, grâce à l’épargne excédentaire construite pendant la période du covid, qui dépassait probablement 2000 milliards de dollars en début d’année. Différentes études l’estiment à 500 milliards actuellement et toutes s’accordent sur le fait que ce montant baisse. Le problème, en 2024, sera de savoir pendant combien de temps le consommateur américain va pouvoir continuer à soutenir la croissance.

S. G.: J’ai l’impression qu’on peut se réjouir que cette épargne baisse. Il sera peut-être plus commode pour les banques centrales de gérer l’inflation et la croissance, car il y aura moins de surchauffe.

F. M.: Cette baisse de l’épargne pourrait être compensée par le recul de l’inflation, qui va augmenter le revenu réel du consommateur. Un autre élément à considérer, à mon avis, est la profonde récession qui touche le secteur manufacturier dans la plupart des pays, après 27 mois de décélération de l’activité. En Allemagne, des indicateurs ont atteint les niveaux qui n’avaient plus été expérimentés depuis 1980, à l’exception de 2008 et de 2020, qui ont été deux crises particulières. On peut escompter une certaine reprise de l’activité manufacturière, qui est très cyclique. Les carnets de commandes commencent à s’améliorer aux Etats-Unis, les exportations de la Corée du Sud vers le reste du monde se sont reprises un peu après 18 mois de contraction. Donc certains facteurs pourraient soutenir l’économie.

A quoi vous attendez-vous pour l’Europe en 2024?
A. T.: L’Europe a un gros problème: l’Allemagne, qui multiplie les difficultés. Son problème manufacturier est en train de se stabiliser, mais le pays a aussi un gros problème budgétaire, les tribunaux ayant décidé que le gouvernement ne pouvait pas utiliser pour la transition écologique les 60 milliards initialement destinés à amortir l’impact économique du covid. Enfin, son principal partenaire commercial, la Chine, connaît une croissance atone. L’Allemagne et la France vont peser sur la croissance en zone euro, même si les pays qui posaient problème il y a dix ans sont ceux qui s’en sortent le mieux aujourd’hui. Cela pourrait être un problème pour la BCE à un moment donné: si les Etats-Unis commencent à clairement indiquer qu’ils font leur pivot, sa situation deviendra difficilement tenable.

Donc que devra faire la BCE dans ce cas-là?
A. T.: Probablement suivre relativement rapidement les Etats Unis, pour ne pas avoir un euro qui monte trop. La BCE n’a pas encore communiqué dans ce sens, mais visiblement les indicateurs vont dans la direction d’un assouplissement monétaire. Nous avions prévu que le risque d’une baisse plus rapide des taux d’intérêt était plus en Europe qu’aux Etats-Unis. Mais cela s’est inversé mi-décembre avec le pivot de Powell.

A propos de ce pivot, la Fed peut-elle vraiment baisser ses taux alors que le chômage est historiquement bas aux Etats-Unis?
N. M.: Abaisser rapidement les taux alors que le taux de chômage est inférieur à 4% risquerait de relancer l’économie, d’alimenter la surchauffe et donc de relancer l’inflation. Aujourd’hui, le marché anticipe des baisses de taux en avril, voire en mars. Cela semble très tôt et ça me paraît très difficile sans une vraie contraction de l’économie.

S. G.: Je suis d’accord, il est rare d’avoir une baisse de taux quand on a aussi peu de chômage et quand le chiffre de l’inflation de base [hors énergie et alimentation, ndlr] est supérieur au taux de chômage.

N. M.: La Fed n’aime généralement pas agir à proximité des élections présidentielles, pour ne pas interférer, même si ce n’est pas systématique. Cela pourrait la pousser à baisser ses taux plus tôt, de manière préventive en quelque sorte, pour éviter de le faire pendant la période électorale. Par ailleurs, les taux ne vont probablement pas revenir à zéro ou à 1%, on se dirige plutôt vers un scénario des années 1990, avec une baisse de 50 à 75 points de base. Dernier point, je pense qu’à la réunion de décembre, Jerome Powell a voulu éviter celle de décembre 2018, lorsque la dernière réunion de la Fed avait été suivie d’une très forte baisse du marché actions. C’est pourquoi cette fois il est allé dans le sens du marché, avec un message dovish [qui indique une politique accommodante, une baisse des taux, ndlr]. Mais maintenant, les investisseurs ont ça en tête et tout message qui indiquera que la première baisse des taux sera repoussée pourrait faire reculer un peu le marché. La communication de la Fed sera un élément déterminant.

F. M.: Nous avons une vue optimiste sur l’ensemble de l’année mais il y aura de la volatilité et il est très probable que cela se traduise au premier trimestre par une correction de marché. L’environnement poussera probablement à acheter sur faiblesse.

S. G.: Mais nous ne nous dirigeons pas forcément vers une récession sévère. En Europe, 2023 a été une année blanche pour la croissance et on peut faire un petit peu mieux en 2024. Cette lueur d’espoir sur l’Europe et potentiellement la Chine est permise.

F. M.: On parlait d’optimiste excessif par rapport au marché en début d’année, mais la Chine fait au contraire l’objet d’un pessimisme excessif. Personne ne veut y investir, mais on voit quand même de timides signes d’amélioration. Les exportations de la Corée du Sud et de Taïwan vers la Chine viennent de recommencer à progresser après 18 mois de contraction. Bien sûr, les incertitudes immobilières vont perdurer et le grand programme de stimulation monétaire ou économique ne viendra pas car, malgré une inflation basse, Pékin veut surtout contrôler le yuan. Par contre, il est possible d’acheter des sociétés européennes qui pourraient bénéficier d’une éventuelle reprise chinoise.

L’inflation a beaucoup reculé des deux côtés de l’Atlantique mais demeure supérieure aux 2% visés par les banques
centrales. On parle souvent du «last mile», de la dernière phase de baisse à obtenir, qui serait plus difficile à concrétiser.
Qu’en pensez-vous?

N. M.: Je ne crois pas. Les deux facteurs qui ont alimenté l’inflation ont été les politiques fiscales très accommodantes et les tensions sur les chaînes d’approvisionnement à la suite du covid. Or ces deux facteurs ne sont plus d’actualité et, comme on l’a dit, le consommateur a moins d’épargne excédentaire, donc l’inflation n’est plus un problème. D’ailleurs, on a vu en fait de la désinflation. L’inflation de base devrait avoir été autour de 3,1 3,2% fin 2023 et devrait approcher 2,4-2,5% cette année, des niveaux gérables pour une banque centrale.

F. M.: La dernière partie de l’inflation qui prend plus de temps à descendre concerne les services, en lien avec les salaires et le logement. Or les indicateurs montrent qu’une baisse est à venir. Les sociétés ont des problèmes sur leurs marges, elles ne vont certainement pas augmenter les salaires. L’inflation des salaires et des logements va baisser.

S. G.: L’inflation n’est plus tellement un sujet; en 2024, le thème sera la trajectoire de la croissance.

Et la globalisation/déglobalisation, c’est encore un sujet?
A. T.: La réalité des entreprises est qu’elles ont besoin de s’assurer des chaînes de sous-traitants qui soient résilientes. Les entreprises qui opèrent en Chine nous disent qu’elles gardent dans le pays la production qui est destinée au marché chinois, mais pour le reste, elles cherchent à pouvoir produire ailleurs. Certaines usines sont relocalisées en Europe, notamment en Europe de l’Est. Des pays asiatiques reçoivent davantage de nouvelles installations d’usine qu’ils n’en perdent.

Quels sont les effets de ces mouvements sur la croissance mondiale ou l’inflation?
A. T.: Il s’agit d’investissements, qui pèsent donc sur les marges. En outre, les entreprises ont structurellement davantage de stock, ce qui représente un coût. Par ailleurs, si une entreprise délocalise dans des régions un peu plus chères en termes de main-d’œuvre, elles peuvent économiser en termes de transport. Du point de vue logistique, d’ailleurs, tout est beaucoup plus compliqué pour tout le monde.


S. G.: On observe du reshoring ou du friendshoring: les entreprises se relocalisent dans les pays amis ou qui font partie d’alliances. Les Etats-Unis relocalisent au Mexique et en Europe de l’Est. Les pays les plus touchés sont les pays émergents car ils reçoivent moins d’investissements et ont moins de capitaux à disposition pour leur développement économique et industriel. C’est aussi vrai pour la Chine: beaucoup d’entreprises étrangères sont en train de réviser leurs investissements, voire de basculer sur d’autres régions.


N. M.: Mais globalement, on n’a pas eu un phénomène de déglobalisation. Les échanges commerciaux entre les EtatsUnis et la Chine se sont stabilisés, ils n’ont pas fortement reculé. La Chine ne va pas profiter de ces tendances, au contraire de l’Asie du Sud-Est, du Mexique, et certainement d’autres pays d’Amérique latine. La globalisation s’est arrêtée il y a cinq ou six ans, avant la période covid. On voit maintenant que la géopolitique entre dans la globalisation. La plupart des entreprises se posent la question à deux fois avant d’aller investir dans des pays d’Europe de l’Est qui peuvent être trop proches de la Russie. Il reste l’Inde, l’Asie du Sud-Est, la Corée du Sud, Taïwan, le Japon.


F. M.: Cette relocalisation plutôt domestique débouche aussi sur beaucoup plus d’automatisation. Le principal coût reste le salarié, qui peut en plus tomber malade. On a appris après le covid qu’une machine est beaucoup plus fiable. Donc les entreprises automatisent beaucoup, y compris en Suisse. J’ai visité Emmi, l’ensemble de la société est automatisé, avec des opérateurs derrière des machines. Quel sera l’effet final de ce mouvement d’automatisation? Pas sûr que ce soit une augmentation de l’inflation ou une diminution des marges.


Que prévoyez-vous pour l’économie suisse en 2024?
F. Marini: Etant très dépendant de ses partenaires commerciaux, le pays va croître à partir du moment où l’Allemagne se reprendra. Mais en attendant, ça va être compliqué pour les entreprises suisses.


F. M.: Le marché actions a livré un message intéressant en 2023. Dans un environnement global très instable, on aurait pu penser que la Suisse en bénéficierait, avec ses entreprises peu endettées et des secteurs de la santé et de la consommation courante surreprésentés dans les indices. Mais, finalement, la performance des indices suisses a été mauvaise l’an dernier. Car trois quarts des entreprises – les petites et moyennes capitalisations essentiellement – sont très sensibles au cycle économique. Donc si l’on prévoit un retour du cycle manufacturier en 2024, la Suisse est un investissement intéressant. Aussi parce que les valorisations des small caps et des mid caps sont beaucoup plus attractives maintenant.


N. M.: Il ne faut pas oublier la résilience de l’économie suisse. Avec le franc fort, la Chine et l’Allemagne qui sont mal en point, on aurait pu avoir un scénario beaucoup plus noir début 2023. Surtout si on avait ajouté la chute d’une grande banque… Mais la Suisse est quand même un vrai pays résilient.

F. M.: Nous avons aussi peut-être eu l’avantage que beaucoup de nos sociétés concurrentes sont européennes. Les produits suisses ont été plus chers que les produits européens à cause du franc fort, mais cela a été compensé par l’inflation plus basse en Suisse. Le taux de change réel a été assez stable, c’est une chance pour les exportateurs.


A. T.: L’an dernier, les entreprises suisses ont pu augmenter leurs tarifs car la hausse des prix était forte en Europe, mais à partir du moment où le différentiel d’inflation se tasse, elles devront se poser la question des marges.


S. G.: Le franc va déterminer une partie de la trajectoire économique en Suisse, surtout pour la partie industrielle, très exportatrice. En outre, après des performances mitigées, les secteurs de la consommation de base et de la santé pourraient revenir en grâce, de même que les bancaires, grâce à la pentification de la courbe des taux.


F. M.: On parle toujours du franc comme d’une épée de Damoclès pour les entreprises suisses, mais il les a aussi poussées à innover et à rester compétitives.


Quelles idées fortes avez-vous sur le plan des investissements pour 2024?
S. G.: Après les très bonnes performances des indices actions américains en 2023, un dollar plus faible aura tendance à favoriser d’autres marchés, en Europe et dans les pays émergents. Si Donald Trump et les républicains sont élus en novembre, cela affaiblira certainement le dollar pour les années à venir. Cela conduirait à une redistribution bienvenue de la contribution des différents marchés à la performance.


A. T.: Oui, surtout si le secteur manufacturier se reprend. On n’a plus besoin d’aller se réfugier dans des titres à forte croissance. Depuis fin novembre, on a vu une reprise absolument spectaculaire des petites capitalisations. Si on a une amélioration conjoncturelle avec des baisses de taux d’intérêt, ces sociétés offrent le plus de valeur. Cela signifie donc de sortir des indices, pour se concentrer sur quelques segments du marché. Chacun peut avoir son opinion sur les Magnificent Seven, mais on peut trouver des opportunités d’investissement ailleurs.


N. M.: La santé devrait aussi bien performer. Le secteur a connu une croissance de 8 à 9% par an sur vingt ans jusqu’en 2019, puis le covid a accéléré cette expansion, avant un net ralentissement. Les années 2021-2022 ont vu un ajustement des sociétés pharmaceutiques qui avaient fait beaucoup d’investissement sur le plan du covid. Les valorisations sont attractives et c’est un secteur qui marche bien quand l’économie ralentit. Enfin, l’obésité va continuer à être une grande thématique.


F. M.: La Suisse nous intéresse beaucoup, en achetant deux choses très di$érentes. D’une part, pour la partie plus défensive, les secteurs de la consommation courante et de la santé. De l’autre, tout le segment des mid caps, qui va bénéficier du cycle manufacturier et de la baisse des taux. N’oublions pas les petites capitalisations européennes, qui affichent elles aussi des valorisations intéressantes. Mais plutôt que se positionner sur une région particulière, nous privilégions le stock picking.


N. M.: On assistera aussi peut-être au retour de la thématique des énergies renouvelables, qui ont fortement souffert du fait de la hausse des taux car ce sont souvent des sociétés assez endettées et des petites ou moyennes capitalisations. L’élection présidentielle représente un point d’interrogation pour ces entreprises, avec la perspective que les républicains coupent dans les subventions. Mais, d’un autre côté, les politiques fiscales qui étaient assez pro-énergie renouvelable par Joe Biden n’ont pas fortement aidé ce segment. On ne verra donc pas nécessairement l’inverse avec une élection de Donald Trump.


S. G.: La difficulté avec les renouvelables, c’est que les gouvernements sont bloqués au niveau de la dépense, surtout aux Etats-Unis qui ont accumulé un déficit considérable depuis deux mandats. Le pays aurait potentiellement davantage de marge de manœuvre sur la collecte de l’impôt puisque l’impôt sur les sociétés y est faible, mais les politiciens ne sont pas dans une logique d’augmenter les revenus. Ils essaient de gérer les dépenses, sur l’éducation, la défense, la santé et, en dessus de ça, il y a encore les dépenses liées à la transition énergétique. Le business model de beaucoup des sociétésde ce secteur fonctionne bien avec des taux d’intérêt à zéro, mais beaucoup moins bien à 4 à 5%.


N. M.: En conséquence, dans cette thématique, on va préférer des sociétés de taille moyenne à grande qui sont déjà sur d’autres activités comme Air Liquide sur l’hydrogène ou Enel pour les énergies renouvelables. Plutôt que des petites sociétés vraiment spécialisées, qui risquent d’avoir énormément de mal. Il faut bénéficier d’une certaine capacité financière pour faire face à une transition énergétique qui va encore durer 10, 20 ou 30 ans.

A. T.: Il ne faut pas négliger les obligations qui ont fait un retour en force dans les portefeuilles en 2023 et ont contribué à la performance. Un des challenges sera de gérer les obligations de façon active, que ce soit au niveau des entreprises ou des Etats. Vu le stock de dette accumulé pendant le covid et le fait que les banques centrales disent qu’elles veulent se retirer des marchés financiers en abaissant la taille de leur bilan, quand on veut traiter les obligations, c’est compliqué.


S. G.: Dans l’obligataire, nous privilégions aussi la qualité, avec du haut rendement en complément.


N. M.: Nous gardons une préférence sur la partie Investment Grade, car on a quand même un ralentissement économique. Aujourd’hui, les rendements sont attractifs et permettent de battre l’inflation, d’avoir du rendement et de bénéficier aussi d’une certaine protection.


A. T.: L’affaiblissement du dollar rend la dette émergente en monnaies locales très intéressante aussi. On parle de banques centrales qui ont fait face à l’inflation 6 à 12 mois avant les banques des pays développées et sont en train d’évoluer maintenant vers un cycle d’assouplissement.

Source : Le Temps.