Leader mondial sur son marché, hors des radars du grand public et des investisseurs, le «champion caché» semble être un animal rare en terre romande, alors qu’il prolifère en Suisse alémanique. L’explication est à chercher dans la structure de notre économie
Lorsque au mois d’août, Le Temps s’intéresse aux champions cachés de l’économie suisse, il s’attend à recevoir quelques réactions courroucées. VAT, Burckhardt, VZ… Que de noms alémaniques! Mais où est donc passée l’écurie d’étalons romands? Les cantons de Genève, de Fribourg ou du Jura ne regorgent-ils pas d’entreprises inconnues de M. ou Mme. Tout-le-Monde et hautement florissantes?
Avalanche de courriels, il n’y a pas eu. Tout au plus quelques petites remarques très courtoises. Reste qu’à l’heure où la 20e édition du Forum des 100 se demande à quoi sert la Suisse romande, il importe d’apporter une réponse à cette énigme.
Né en Allemagne, le concept de hidden champion désigne une classe d’entreprises méconnues des investisseurs et du grand public, ce qui ne les empêche pas de prospérer dans l’ombre. De taille moyenne, ces firmes font partie des leaders mondiaux dans le secteur où elles opèrent. Elles sont souvent installées dans une niche avec «un produit pratiquement incontournable», précise Anick Baud, gérante de fonds en actions suisses auprès de la société genevoise Bruellan.
A l’aune de ce critère, les Genevois Givaudan (arômes, fragrances et parfums), LEM (composants électroniques), SGS (contrôle et certification), MSC (logistique et transport maritime) ou encore Alcon (produits ophtalmologiques) se détachent par exemple rapidement du peloton.
Peu d’entreprises romandes cotées
Peut-on parler de «champions cachés»? Pas vraiment car si elles sont discrètes, ces sociétés n’échappent pas au radar des analystes financiers et autres investisseurs. Des interlocuteurs bien placés pour nous aider à comprendre pourquoi il est difficile d’identifier de nouvelles pépites. «Quand on se penche sur le sujet, on constate qu’en Suisse romande, il y a beaucoup moins d’entreprises cotées en bourse, relève Laurent Stöckli, gérant de fonds chez Quaero Capital, basé à Genève. En effet, les sociétés les plus connues sont entre des mains privées. En conséquence, il est difficile, voire impossible de comparer leurs performances.» Sur quelque 250 firmes cotées à la bourse suisse, seule une trentaine est romande. «Pourtant le poids de cette région dans le PIB est d’environ 25%», relève Anick Baud, rappelant au passage que Nestlé, première capitalisation boursière du pays, est basée à Vevey.
Comme Audemars Piguet et Patek Philippe, Rolex reste, lui, farouchement attaché à son indépendance. L’horloger genevois a même fait de la discrétion sa principale marque de fabrique. Par la bande, on apprend que cette grande muette s’est mise il y a quelque temps à tolérer une journée de télétravail hebdomadaire, voire aurait consenti à laisser tomber parfois la cravate. Impossible en revanche de suivre la marche de ses affaires puisqu’elle garde jalousement secrets ses résultats financiers. Les estimations de Morgan Stanley placent toutefois chaque année la marque à la couronne en tête de liste de son classement en termes de chiffre d’affaires, en en faisant bien le numéro un sur son segment.
A l’autre bout du Léman, Sicpa est devenu un peu moins avare en renseignements sur ses activités. Connue pour sa position de leader mondial dans les encres de sécurité pour la fabrication des billets de banque, l’entreprise a volontiers communiqué il y a quelque temps sur son nouveau campus dédié à l’économie de la confiance. Alors qu’elle vient de lancer une restructuration qui pourrait se solder par la suppression d’une centaine d’emplois (sur 3000 dans le monde), aucune information ne filtre sur sa situation financière et sa rentabilité.
Car les champions cachés peuvent perdre de leur superbe, à l’image d’un Kudelski ou d’un Leclanché, anciens fleurons industriels vaudois qui ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Dans l’Arc jurassien, le nom de Sonceboz SA, une entreprise très secrète basée dans la commune du même nom, dans le vallon de Saint-Imier, a longtemps été le champion caché par excellence. Mais comment savoir dans quelle mesure l’entreprise, très exposée au secteur automobile, vit la transformation en cours dans ce secteur?
A l’inverse, d’autres pépites éclosent loin des projecteurs boursiers. C’est le cas de Sonar Source, une société genevoise qui s’est taillé une réputation et un portefeuille de clients de choix dans le test et l’évaluation de logiciels open source en entreprise.
Peut-être d’ailleurs que cette licorne (entreprise valorisée à plus d’un milliard), parfaitement rentable selon nos dernières informations, compte parmi ses partenaires commerciaux d’autres champions romands bien connus non cotés. L’horlogerie, le négoce de matières premières et la banque privée, trois secteurs forts de l’économie romande, sont peu enclins à la cotation.
Un véritable champion caché
Pour comprendre ce manque d’entrain boursier des entreprises francophones du pays, on ne peut que travailler par hypothèse. «Peut-être l’éloignement de Zurich et de son vaste réseau d’investisseurs», envisage Anick Baud. Autre piste: un besoin en capitaux moins important que certaines sociétés industrielles alémaniques lors des grandes années d’introduction en bourse.
C’est que ce mode de financement est clairement en perte de vitesse. Basé à Delémont (JU), le groupe Acrotec, devenu un acteur important de la sous-traitance horlogère, a à de maintes reprises signalé un intérêt pour la cotation sans franchir le pas. Le fabricant de machines vaudois Bobst a carrément lui choisi de s’en retirer.
Reste en guise de conclusion un véritable champion caché pointé par Bruellan et Quaero Capital, à savoir Compagnie Financière Tradition, un champion de l’intermédiation financière présent dans 30 pays. «Valorisée à 1,23 milliard de francs, elle représente le numéro trois mondial derrière deux grands groupes», indique Laurent Stöckli. «Cette entreprise a connu une progression boursière remarquable de presque 60% sur trois ans», confirme Anick Baud.
Elle est peu connue parce que son fondateur possède les deux tiers du capital, les titres ne sont pas très liquides, précise encore Quaero, qui constate pour conclure que, visiblement, en Suisse romande, la plupart des entreprises ont adopté le célèbre adage, «pour vivre heureux, vivons caché».
Source : Le Temps.