La succession, rare mais décisive, peut fragiliser les fondations si elle est mal anticipée. Bien menée, elle insuffle un renouveau et génère de la valeur, notamment pour les investisseurs.
Ces derniers trimestres, LVMH n’a pas seulement vu ses performances opérationnelles ralentir; le groupe a également connu une série de remaniements inédits: passations de pouvoirs chez Louis Vuitton, Dior, Loro Piana ou Berluti; réorganisation de la division Vins & Spiritueux ; remplacement du directeur financier; nomination à la tête de la division américaine d’un cadre expérimenté du groupe, déjà muté à trois reprises en trois ans.… et, surtout, intégration rapide des plus jeunes enfants de Bernard Arnault à des postes clés. Plusieurs nominations, intervenues en un laps de temps réduit, traduisent à la fois une volonté de redynamiser le groupe et une stratégie de succession à marche accélérée.
Ces mouvements interrogent: tensions potentielles avec les dirigeants historiques? Succession réellement préparée ou ajustements opportunistes? Le tout dans un contexte où la limite d’âge du PDG vient d’être relevée de 80 à 85 ans, avec une large approbation à l’assemblée générale.
Les références culturelles abondent. Certains penseront à la série Succession – et à sa fameuse réplique cinglante: «You can’t win. Dad always wins» – d’autres aux Buddenbrook de Thomas Mann, chronique du déclin lent des grandes familles.
Le véritable risque ne tient pas à une génération en particulier, mais à l’absence de préparation et de coordination entre deux générations.
Depuis plus de dix ans, notre expérience d’investissement dans des entreprises familiales cotées en Europe nous conduit à suivre de près les enjeux de succession. Trop souvent, ces risques sont exagérés, mal compris et redoutés au-delà du raisonnable, jusqu’à se transformer en caricature de catastrophe inévitable. Et, presque invariablement, resurgit l’adage éculé selon lequel la troisième génération serait celle du déclin. Des idées reçues qui méritent d’être réexaminées:
- L’échec d’une transmission peut survenir à n’importe quelle génération, pas seulement la «troisième maudite».
- Les entreprises, familiales ou non, sont soumises à une probabilité simple : plus elles durent, plus elles approchent statistiquement de leur fin.
- Dans un portefeuille diversifié, le risque de «succession ratée» est réel mais très rare et limité.
Cela ne signifie pas que nous l’ignorons: la succession reste un risque caractéristique des groupes familiaux, et elle doit être évaluée méthodiquement. Nous posons toujours deux questions:
- La succession est-elle probable dans notre horizon d’investissement, et constitue-t-elle un sujet matériel pour notre thèse?
- Existe-t-il un plan clair, avec des règles et critères établis?
Car, comme le dit l’adage, «quand c’est flou, il y a un loup». Au fil des années, nous avons constaté des progrès significatifs dans la planification, y compris au sein d’entreprises de petite taille.
Ces progrès se retrouvent dans des cas concrets. Chez Sol, entreprise italienne de gaz industriels et médicaux, le PDG — représentant de la quatrième génération — a, dès l’ouverture d’une rencontre avec des investisseurs, présenté la formation de la cinquième génération, aujourd’hui âgée de 20 à 30 ans, qui pourrait lui succéder dans quinze ans.
Autre cas: une société espagnole où, depuis la transmission entre la première et la deuxième génération, une règle stricte s’impose: aucun membre de la famille ne peut exercer de fonction exécutive. Le rôle familial est cantonné au conseil d’administration.
De notre côté, nous n’avons pas de préférence arrêtée pour tel ou tel modèle. Ce qui compte dans nos thèses d’investissement, c’est l’existence d’un processus de succession clair et réfléchi. Le véritable risque ne tient pas à une génération en particulier, mais à l’absence de préparation et de coordination entre deux générations.
Par analogie, pensons à un relais en athlétisme: la performance se joue dans la synchronisation au moment du passage du témoin. Les coureurs doivent adapter leur rythme afin d’assurer une transmission correcte, que ce soit pour le premier ou le quatrième relayeur. Dans cette perspective, le report du départ de Bernard Arnault pourrait être interprété comme une indication que le processus de succession n’est toujours pas prêt.
Si la succession de LVMH alimente de nombreuses spéculations, elle recèle un autre risque moins évoqué: le népotisme. A la différence de la succession, ponctuelle, le népotisme agit au quotidien, sape la loyauté des équipes dirigeantes et peut fragiliser l’un des plus grands atouts des groupes familiaux: la stabilité du management.
L’arrivée d’une nouvelle génération est parfois perçue comme un risque… mais, bien encadrée, elle peut devenir un véritable levier stratégique. L’enjeu consiste à éviter que cette transition ne se transforme en favoritisme systématique.
C’est pourquoi nous suivons de près les conditions d’intégration: processus de nomination transparent et structuré, évaluations indépendantes possibles, expérience professionnelle acquise en dehors du groupe, et apprentissage interne progressif et exigeant.
De nombreuses entreprises familiales ont fait des progrès considérables dans la formalisation de ces étapes, souvent avec l’appui de recherches académiques et d’outils de gouvernance adaptés à leur singularité. Notre conviction est simple: il ne s’agit pas de freiner l’arrivée de la nouvelle génération, mais de s’assurer qu’elle respecte des critères de performance à long terme.
En Europe, les entreprises familiales représentent près d’un tiers des sociétés cotées. Elles exigent une analyse différenciée, débarrassée des clichés, qui reconnaisse leurs forces: vision à long terme, loyauté organisationnelle, enracinement solide.
Avec cette grille de lecture des enjeux de succession, exigeante mais pragmatique, il est possible de capter ce qu’elles ont de plus précieux: une performance durable, au service de la création de valeur, notamment pour les autres actionnaires.
Source : Allnews